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Des Observations à la pointe de la Bretagne

DE  LA  CURIOSITE DU NATURALISTE A  LA NOTION  D’OBSERVATOIRE

En octobre 1962, il y a 50 ans, Michel Glémarec, puis Jean-Yves Monnat qui se sont connus au laboratoire rennais de l’île Bailleron dans le golfe du Morbihan, viennent seconder à Brest Albert Lucas pour constituer le laboratoire de zoologie de la Faculté des Sciences. Lucas termine sa thèse sur la sexualité des mollusques bivalves et notamment du pétoncle noir (1965), dans la suite de son inventaire des mollusques terrestres du Finistère et sa thèse annexe traite de l’Hydrobia jenkinsi  et des progrès récents de cette espèce envahissante. C’était déjà un thème préoccupant auquel les deux  algologues « maison » Auguste Dizerbo et Jean-Yves Floc’h consacraient aussi leurs observations et inventaires. Tout cela était régulièrement consigné sous forme de notes, parfois de taille très modestes, des notules dans la revue « Pen ar Bed ». La première apparition du Baliste en rade, les abondants échouages d’animaux planctoniques poussés par de forts vents de suroît ….tout cela aiguisait notre curiosité quant aux cycles solaires et autres effets climatiques. La rade de Brest avait déjà fait l’objet d’observations de la part des chercheurs de la Station biologique de Roscoff, les algologues fréquentaient régulièrement le banc de Saint-Marc,  les zoologistes étaient attirés par les anses de la presqu’ile de Plougastel. Les trouvailles intéressantes, Tritodynamea atlantica, Hesione pantherina, Pilargis verrucosa, les Leptonacés….montraient bien que l’Inventaire de la faune de Roscoff, pourtant si riche et documenté, n’était que partiellement significatif de l’ensemble de la biodiversité des côtes bretonnes.

Les travaux de M.Glémarec dans le golfe du Morbihan vont dans le même sens, les peuplements d’Ampharetidés, inconnus dans le secteur de Roscoff, avaient occupé les vastes espaces libérés par les herbiers disparus. En 1962 les travaux sont étendus à l’ensemble de la plate-forme continentale nord-Gascogne, en collaboration avec les sédimentologues de l’école d’André Guilcher. Les nombreuses missions en mer permettent d’identifier les unités de peuplements benthiques et de les placer dans un double cadre édapho-climatique. En 1973 cette approche biosédimentologique est reconnue dans la littérature anglo-saxonne, elle sera ensuite étendue à l’ensemble de la plateforme aquitanienne en collaboration (RCP CNRS) avec les benthologues d’Arcachon, dans les années 1970.Toutes ces données acquises durant les années 1960, 70 et 80 (plus de 3000 dragages) sont aujourd’hui rassemblées et numérisées……En 1972 le laboratoire d’Océanographie biologique est créé et son ambition est de rassembler, autour de ce concept édaphoclimatique, des chercheurs spécialisés aux différents niveaux de la chaine trophique, microphytobenthos, meiofaune, macro- et megafaune. Cette ambition est d’abord une réponse à la suprématie française des planctonologistes qui, spécialistes de la production primaire, ont déjà fait la jonction avec les autres océanographes. Ce programme nécessite de se limiter à quelques zones ateliers significatives de l’écosystème côtier en Bretagne : les sables fins de la baie de Douarnenez, les vases de la baie de Concarneau, la Grande Vasière et son nektobenthos, l’archipel des Glenan avec ses sables grossiers et graviers et ses fonds rocheux. Une équipe travaillant en plongée s’attache à définir les facteurs limitants de la faune sessile des substrats rocheux selon les prescriptions du Professeur Drach, pionnier en ce domaine. Le concept d’étage est ainsi adapté au milieu rocheux.     Dès 1973 le laboratoire est aidé financièrement par le CNEXO sur le thème « Benthos du plateau continental sud armoricain », qui deviendra ensuite « Production benthique dans le golfe de Gascogne », ceci jusqu’en 1979. Il s’agit de connaître la structure de populations pilotes, d’estimer les transferts de production aux principaux niveaux de la chaîne trophique, d’évaluer les changements de l’écosystème à court, moyen et long terme.

L’analyse des populations nécessite la reconnaissance des différentes cohortes et la méthodologie  se développe grâce aux biomathématiciens que sont A. Menesguen et P. Gros, parallèlement à l’apparition du premier ordinateur utilisé en commun à l’IEM, créé en 1975. Les bivalves des sables fins de la baie de Douarnenez (J. Guillou), les Amphipodes et les Polychètes de la baie de Concarneau (A. Menesguen), les étoiles et ophiures de ces deux baies (M. Guillou), les populations nectoniques de la Grande Vasière (P. Gros), les bivalves des Glenan…. Tout y passe et un constat apparaît, il n’est pas possible d’échantillonner l’ensemble d’une population avec le même engin de prélèvement. C’est pourquoi le laboratoire se lance dans la mise au point d’engins, que ce soient les différents carottiers pour le microphytobenthos, la meiofaune, le mixobenthos, les dragues variées pour la macrofaune  (Charcot, Picard, Rallier,…) dragues d’Erquy ou à coquille pour la megafaune, les dragues à grande vitesse pour le nectobenthos (la mariée, la formule 1…) et différents chaluts à perche… Nous étions dès 1969, les précurseurs en France de l’utilisation de la benne quantitative d’Aberdeen afin d’obtenir les premières mesures quantitatives pour la macrofaune. Cette très prenante activité méthodologique, ou plus simplement de « quincaillerie améliorée », nous fera découvrir que les différentes cohortes migrent avec l’âge en fonction d’un changement alimentaire ou des possibilités de s’intégrer, la compétition spatiale intraspécifique (intercohortes) est souvent évidente, la compétition interspécifique aussi, sans oublier la prédation. Les facteurs biotiques sont donc importants dans ces études populationnelles. Ce sont les apports de J.Guillou, A. Bourgoin, M.Diop, M. Guillou,A. Bayed….

Les relations entre les différents maillons dimensionnels ont surtout mobilisé les études du   microphytobenthos (D. Boucher), de la meiofaune (P. Bodin) et de la macrofaune et n’ont fait l’objet que de rares synthèses. C’est le cas en baie de Douarnenez (D. Boucher, P. Bodin J et M. Guillou), en baie de Concarneau (M. Glémarec et A. Menesguen) ou sur la grande Vasière (P. Gros et Cochard). Il faudra attendre quelques années pour que les techniques de modélisation soient fonctionnelles. F. Jean réalisera ainsi le bilan des transferts de carbone dans le réseau trophique benthique de la rade de Brest, nous sommes en 1994.

Le troisième thème était celui de l’évolution des peuplements macrobenthiques à long terme sur le chantier de la baie de Concarneau. Grâce à la collaboration avec le COB du CNEXO les premières analyses multimodales et les différentes méthodes d’inertie ont été mises en œuvre sur le suivi de 3 stations sur 3 années (P. Chardy, A. Laurec et M. Glémarec).Elles seront ensuite utilisées sur 10 ans (1970-1979)……Les peuplements évoluent selon une succession autogénique avec une variabilité saisonnière, mais la succession allogénique intervient en réponse à des évènements hydroclimatiques, tels de mauvais printemps. Les peuplements évoluent ainsi à l’intérieur d’une sphère de résilience. Lorsqu’ils en sortent il faudra compter quelques années pour un retour dans la sphère. Quant aux fortes relations biotiques elles se traduisent par des phénomènes de facilitation, de tolérance ou d’inhibition (M. Glémarec et C. Hily).

Dès les années 1970 ces trois thèmes montrent bien que l’écologie marine progresse, tout en admettant un retard certain par rapport à l’écologie terrestre, mais il faudra attendre les années 1980 pour que le CNRS associe le laboratoire. En fait le choix qui avait été fait de s’intéresser à l’écologie littorale  fait que nous sommes sollicités dès 1973 en réponse à la demande sociale et des collectivités. C’est le SAUM des Pertuis Charentais (C. Hily,), celui de la rade de Brest (M. Guillou et C. Hily), du golfe du Morbihan (M. Glémarec,)….En 1976 il s’agit d’expertiser les sites possibles d’installations nucléaires en Bretagne et en Vendée (Ploumoguer, Saint Vio, Erdeven, Saint Martin de Brehm) sites de sables fins (J. Guillou), et de Plogoff en milieu rocheux (Chassé). Parallèlement à ces études de sites l’approche biosédimentologique se traduit, grâce à l’utilisation de la sémiologie graphique par un atlas de cartes de la plateforme nord-Gascogne publié en 1976, par le CNEXO (Chassé et Glémarec).

Lors de sa thèse sur les peuplements macrofauniques de la rade de Brest, C.Hily découvre les milieux hypertrophiques chargés en matière organique et décrit leur dynamique interne face aux perturbations liées aux travaux portuaires. Il reconnaît des groupes de polluosensibilité différente dont les proportions relatives permettent de définir un état de santé du milieu, c’est l’approche innovante des Indices biotiques, qui va aider le laboratoire à répondre à de nombreuse demandes concernant les travaux portuaires, les émissaires industriels et urbains, les installations aquacoles…. Ainsi est créé au sein du laboratoire une annexe « Ecosystem » où œuvrent les jeunes docteurs en attente d’intégration (H. LeBris, C. Le Guellec, D. Coïc,…). Ce sont plus d’une trentaine de sites qui sont analysés et viennent accroître notre banque de données sur l’ensemble du littoral breton et vendéen. H. Le Bris avec une recherche similaire à celle d’C. Hily en rade de Lorient, développe les recherches en milieu estuarien. Pratiquement tous les estuaires, de la baie de Vilaine à la rade de Brest, seront inventoriés, ils montrent combien les contacts entre milieux marin et dulçaquicole peuvent être  différents.

En 1978 un évènement majeur intervient et modifie toute notre stratégie de recherche. Il s’agit de l’échouement de l’Amoco Cadiz et il s’agit d’interpréter cet évènement comme un véritable outil expérimental : comment l’écosystème côtier peut-il réagir face à une telle perturbation ? Sans être opportunistes les chercheurs spécialistes des différents maillons dimensionnels s’investissent sur des chantiers communs, dans les deux abers Benoit et Wrach (6 ans), sur la plage de Saint Efflam tandis que façon plus extensive la macrofaune est suivie sur  52 puis sur 40 plages de la côte nord du Conquet au sillon de Talbert (300 kms) durant 7 années. Jamais de tels suivis n’ont été aussi longs  (Y. Le Moal, E. Hussenot, G. Thouzeau, C. Chassé, C. Faucher, Y. Gwenolé-Bouder,  P. Bodin, C. Le Guellec, D. Boucher, M. Glémarec, S. Majeed …). Des scénarios de recolonisation sont décrits pour la première fois et sur une durée suffisante, grâce à la connaissance préalable de ces milieux et à la méthodologie des indices mise en place par C. Hily. Ces techniques d’évaluation font avancer considérablement les principes d’écologie dynamique, seul le CNRS n’avait pas jugé bon d’encourager ses chercheurs à aller dans cette voie, qui lui semblait trop appliquée. Le  CEDRE fera appel à notre expertise pour les mises au point des techniques de nettoyage et c’est surtout la meiofaune qui sera utilisée (P. Bodin, C. Le Guellec). Par la suite S. Majeed évaluera les stockages de la matière organique sur les plages touchées par les marées noires, en relation avec la distribution des différents maillons trophiques et notamment l’utilisation des stocks de sels nutritifs pour les blooms microphytobenthiques. Face aux problèmes de stockage de la matière organique dans les ports, en complément d’apports de métaux, l’IFREMER obtient notre collaboration pour amender l’évaluation des perturbations benthiques et un nouvel indice l’I2EC (J. Grall et M. Glémarec) sera mis au point, il sera ensuite transformé sur une base plus mathématique pour être utilisé à l’échelle européenne (A. Borja).

Apparaissent ensuite les programmes auxquels le laboratoire peut répondre vu son expertise sur l’ensemble du littoral et sur différentes espèces. C’est l’exemple du PNDR (recrutement) avec nos données sur les Donax, les Spisules, les Amphiura et Acrocnida qui font intervenir les facteurs biotiques et le concept de populations plus ou moins ouvertes au recrutement .Deux espèces font l’objet d’importantes recherches, la coque dont nous assumons la coordination au niveau national (J. Guillou et M.Glémarec) et la coquille Saint Jacques en baie de Saint Brieuc (G. Thouzeau).

Le programme local, mais soutenu sur le plan européen, Ecorade  a pour vocation de mettre en place un Contrat de Baie. Il est important de montrer aux politiques que l’on pouvait en peu de temps leur fournir des choix d’aménagement et mettre au point des outils de suivi écologique (J. Grall, L. Chauvaud, M.Guillou et M.Glémarec). Avec ce  programme L. Chauvaud suivra les traces de C. Hily qui auparavant avait montré l’exubérance originale des suspensivores sur ce site et quel pouvait être leur fonction. A l’intérieur de ce groupe des changements étaient intervenus avec la prolifération d’une espèce invasive la Crépidule. Les retours sur des secteurs inventoriés des années plutôt révèlent de tels modifications d’ordre trophique, c’est l’exemple des polychètes tubicoles Haploops en baie de Concarneau (Le Guellec) ou en baie de Vilaine (H. Le Bris). Dans le golfe du Morbihan (A. Afli) on assiste  entre 1961 et 1995 à une banalisation des différentes unités biosédimentaires et les changements au cours de l’année sont aussi d’ordre trophique. Dans sa thèse sur la Grande Vasière F.Le Loch, en 2000, rééchantillonne sur les stations inventoriées en 1966 (M. Glémarec), les changements y sont importants et essentiellement dus à des modifications sédimentaires (apports différents, travail des chalutiers) et c’est la structure trophique du système qui a changé. Il est ainsi admis que groupes de polluosensibilité différente et groupes trophiques doivent être étudiés conjointement pour comprendre les changements importants survenus dans des secteurs aussi différents que le fond du golfe du Morbihan ou le bord du plateau continental.

Pour participer au programme national « Biodiversité » le laboratoire choisit d’étudier les habitats aux structures physiques complexes. Ce sont les herbiers et les champs de blocs (C. Hily, C. Raffin, M. Le Hir) ainsi que les fonds de maerl étudiés aussi dans le cadre européen (J.Grall). Ainsi apparaîtront de façon continue de nouveaux programmes (PNEC…) auxquels le laboratoire d’écologie benthique, absorbé dans un ensemble plus vaste et pluridisciplinaire, peut apporter une compétence. Celle-ci est indéniable dans la mesure où elle témoigne d’un copieux héritage accumulé sur les 40 dernières années du siècle passé, au gré de notre simple curiosité scientifique ou des évènements intervenus sur le littoral breton.

Les observations des naturalistes, qui pouvaient être uniquement considérées comme une réponse à une simple curiosité scientifique, constituaient en quelque sorte un luxe dans la deuxième partie du 20ème siècle. Luxe que pouvait encore s’offrir une nation civilisée, mais qui n’est plus de mise dans un 21ème siècle commençant, était-ce celui des barbares balayant tout ce qui a été fait avant eux qui commençait? L’essentiel de tout ce qui a été acquis sur les changements intervenus dans les peuplements benthiques l’a été en réponse à notre propre questionnement scientifique et aussi notre curiosité intellectuelle. C’est ce qui a permis de maintenir, lorsque nous partions en mer sur des esquifs peu confortables, cette part d’aventure à laquelle les naturalistes  sommes très attachés. Les grands programmes ont le mérite de rassembler les chercheurs sur de grandes thématiques communes, parfois le risque de banalisation des idées, de perte d’originalité, ne sont pas négligeables. L’expression « typical of the french school of ecology » doit être sauvegardée et ne pas être utilisée uniquement comme un motif de rejet d’un projet ou d’une publication. Toutes ces études, les plus appliquées soient-elles, contiennent aujourd’hui d’innombrables données qui ne demandent qu’à être valorisées dans l’avenir. Seul un observatoire peut être le garant de cette mémoire qui sédimentée risque de disparaître. Voilà un luxe que l’on ne peut se permettre de perdre aujourd’hui. Un observatoire se doit aussi de maintenir des suivis à long terme car il est difficile de prédire l’avenir. Celui-ci  heureusement n’est pas toujours prévisible, mais le futur devenant le présent, il  sera d’autant plus interprétable que l’on aura intégré le passé avec intelligence.

Michel Glémarec  30 octobre 2012

PS : Pardon à ceux que j’ai omis de citer, ils sont légion. Cette « notule » est dédiée à ce qu’il est convenu d’appeler nos collaborateurs « techniques ». Sans eux, ni sur le pont, ni sous l’eau, ni au laboratoire, n’eût été possible, merci.